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Comment échapper à la malédiction de la rente fossile?

Par Christian DE PERTHUIS | Edition N°:6652 Le 01/12/2023 | Partager

Christian de Perthuis est professeur d’économie, fondateur de la chaire «Économie du climat», Université Paris Dauphine-PSL

Dans son ouvrage «Carbone fossile, carbone vivant: vers une nouvelle économie du climat», paru en octobre 2023 aux éditions Gallimard, l’économiste du climat Christian de Perthuis revisite l’abondance et la rareté. Il nous invite à dépasser le paradigme économique fondé sur l’exploitation d’une nature perçue comme un stock de ressources où l’on puise des matières premières. Les dérèglements environnementaux globaux sont des crises de l’abondance. L’empreinte des activités humaines sur des matières premières trop abondantes dérègle les systèmes de régulation naturelle comme le climat ou la biodiversité. À l’occasion de la COP28 sur le climat, qui se tient du 30 novembre au 12 décembre à Dubaï, aux Émirats arabes unis, The Conversation France publie un extrait du chapitre IV consacré aux stratégies de sortie de la dépendance aux énergies fossiles. Le désinvestissement requis est particulièrement lourd pour les économies du G17, les plus dépendantes de la rente énergétique. Dans cet extrait, l’auteur explore les stratégies permettant d’échapper à la malédiction de la rente fossile.

Connaissez-vous le G17? Probablement pas encore. Il s’agit de l’Afrique du Sud, l’Algérie, l’Arabie saoudite, l’Australie, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, l’Irak, l’Iran, le Kazakhstan, le Koweït, la Libye, le Nigeria, la Norvège, le Qatar, la Russie, le Turkménistan et le Venezuela. C’est le groupe des dix-sept pays les plus dépendants de leurs exportations de carbone fossile en 2021. Regroupant un milliard d’habitants en 2021, le G17 fournit plus des trois quarts de l’énergie fossile transitant par le marché mondial. […] Pour le G17, la transition bas carbone représente un coût exorbitant. Le poids des actifs à retirer du système productif ou à reconvertir est considérable. La rente fossile alimente l’économie via les recettes d’exportation, le budget de l’État, les revenus distribués aux ménages et les prix, souvent bradés, de l’énergie fossile consommée localement. Rester sous l’emprise de la rente fossile est pourtant suicidaire à long terme.

Le positionnement des rentiers du fossile face à la transition énergétique est comme un miroir déformant. Le miroir reflète, de façon amplifiée, une question qui se pose à tous: comment coupler la vague d’investissement dans le bas carbone au désinvestissement massif des énergies fossiles imposé par les objectifs climatiques? Au cœur de la transition énergétique, ce double mouvement a des impacts bien différents sur les régimes de croissance suivant la structure des économies considérées.

La malédiction de la rente fossile

Avec un peu plus de 2,2 Gt de CO2, la Russie a exporté en 2021 l’équivalent de sept fois les émissions territoriales de la France. […] Cette rente fossile est au cœur du fonctionnement de son économie, qui s’écroulerait en cas de brusque disparition. Elle est recyclée pour une partie au bénéfice des oligarques privés, pour une autre par un appareil d’État qui l’a utilisée depuis des lustres pour éteindre par la violence bien des formes de contestation. En février 2022, l’utilisation de la violence a changé d’échelle avec le déclenchement de la guerre d’invasion en Ukraine. L’économiste n’a pas d’outil pour analyser les dénouements possibles de ce type de situation où peut conduire la malédiction de la rente fossile. Il peut juste constater que le système énergétique russe n’a entamé aucun investissement sérieux dans les équipements et les infrastructures de la transition énergétique. Ses seuls actifs bas carbone se trouvent dans de grands barrages hydrauliques datant de l’ère soviétique et dans la filière nucléaire, également lancée à cette époque, dont l’opérateur public Rosatom est devenu l’un des leaders mondiaux.

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(Ph. Archives)

Toutes les rentes fossiles ne conduisent pas à la guerre, et toutes les économies ne sont pas affectées de façon aussi extrême par la malédiction. Au sein du G17, j’en ai détecté cinq autres qui semblent lourdement touchées. Les trois cas les plus graves sont l’Iran, le Venezuela et la Libye. Le premier présente d’inquiétantes similitudes avec la Russie: usage croissant de la rente pour réprimer la contestation du régime ; atrophie de l’appareil productif en dehors des secteurs transformant les hydrocarbures ou produisant du matériel militaire ; absence d’investissement dans le bas carbone, à l’exception du nucléaire. Libye et Venezuela donnent un avant-goût assez dramatique de l’évolution d’une économie rentière brutalement privée de son carburant principal. Examinons le cas du second. Entre 2015 et 2021, la production de pétrole du Venezuela a été divisée par quatre et les recettes d’exportation par plus de dix.

À un degré qui n’est pas comparable, la malédiction touche également le Nigeria et l’Algérie, où la rente est plus utilisée pour éteindre les crises sociales à court terme que pour créer les fondements d’une économie résiliente. Ces deux pays ont également fait face à des situations de violence interne que les moyens fournis par la rente permettent de réprimer avec plus d’efficacité. Au Nigeria, la rente n’a pas été redistribuée au-delà de classes urbaines minoritaires dans la société. Près de la moitié de la population n’avait pas accès à l’électricité en 2020. En Algérie, elle l’a été de façon moins inégalitaire. Mais elle est utilisée pour payer la paix sociale à court terme et n’est guère mobilisée pour diversifier le tissu économique. Elle n’est que marginalement réinvestie dans la ressource solaire dont le pays est pourtant l’un des plus richement dotés au monde, alors que ses réserves de pétrole et de gaz déclinent. Le tableau est assez négatif, mais il ne concerne qu’un tiers des membres du G17. Chez les 11 autres on discerne des dynamiques, plus ou moins fortes, de réinvestissement de la rente fossile au profit de sources énergétiques décarbonées.

Les stratégies de sortie de la rente

La guerre en Ukraine a provoqué d’importants mouvements de prix sur les trois énergies fossiles. Celui du gaz s’est envolé en Europe. Le cours mondial du pétrole s’est tendu sans rejoindre les sommets atteints au début de la décennie 2010. Le prix du charbon a crevé tous ses plafonds historiques sous l’impact d’une reprise non anticipée de la demande de l’Union européenne. L’inflation des prix de l’énergie a brutalement élargi le montant total de la rente fossile. En l’absence de tarification carbone, cela a gonflé les profits des compagnies extrayant cette rente et élargi les moyens financiers des pays rentiers. Le conflit ukrainien a entraîné un regain d’investissement dans les filières gazières pour approvisionner l’Europe de l’Ouest. La Russie amplifie de son côté ceux permettant de rediriger le gaz, si abondant dans le cercle arctique, vers les consommateurs asiatiques, dont la demande semble insatiable. In fine, cela risque de faire beaucoup plus de gaz fossile injecté dans le système énergétique en 2030. Ce n’est compatible avec aucun scénario net-zéro à l’horizon 2050.

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Le Qatar, la Norvège, Australie sont les trois plus gros exportateurs de gaz du G17 après la Russie. Ils continuent tous à investir dans l’élargissement des capacités de production et d’exportation de gaz naturel. La contribution déposée en 2021 par le Qatar auprès des Nations unies au titre de ses engagements climatiques est muette sur le rôle des énergies renouvelables mais prolixe sur les bienfaits du gaz. La Norvège, championne des électrons verts et du véhicule électrique, investit une partie de la rente gazière dans l’énergie bas carbone. Mais elle exporte déjà treize fois plus de CO2, avec son gaz qu’elle n’en émet sur son territoire et continue d’accorder de nouveaux permis en mer du Nord pour maintenir ses capacités. L’Australie, abondamment pourvue en soleil et en vent, a commencé d’investir dans l’exportation d’électricité et d’hydrogène vert à destination du marché asiatique. Elle n’a pas encore renoncé à élargir ses capacités de production et d’exportation de gaz naturel.

Examinons maintenant le cas du pétrole, à partir de la stratégie des pays du Golfe, les principaux exportateurs du G17 en dehors de la Russie et du Nigeria. La prise de contrôle de la rente pétrolière par ces pays date des années 1970. Elle a donné lieu à des stratégies de sortie de la rente à long terme basées sur la bonne vieille loi de la rente différentielle de Ricardo. Le coût du baril de brut extrait des bons gisements de la région est inférieur à 10 dollars quand il cote sept à dix fois plus sur le marché. Les stratégies de sortie de la rente consistent logiquement à prendre son temps car beaucoup de compétiteurs moins favorisés par la nature seront contraints de plier bagage plus tôt.

                                                       

Négociation climatique

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Constitué pour les besoins de notre chapitre, le G17 n’a pas d’existence institutionnelle. En particulier, le G17 ne négocie pas en tant que groupe dans les COP. De façon informelle, les négociateurs de ces pays ont pourtant acquis un grand savoir-faire pour jouer la montre, ralentir la négociation pour des questions de procédure, enterrer toute proposition susceptible de déboucher sur des engagements contraignants pour les exportateurs de carbone fossile. La COP tenue en 2012 à Doha (Qatar) a par exemple été un modèle du genre: on y a parlé de tout, sauf d’énergie! La nomination du Sultan Ahmed Al Jaber, ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis, à la présidence de la COP28 programmée en décembre 2023 dans les émirats a provoqué quelques remous: Al Jaber est également le patron de la compagnie nationale pétrolière (Adnoc).

N’y a-t-il pas un conflit d’intérêts majeur? Mais l’homme est aussi cofondateur et président de l’entreprise Masdar, investie dans le renouvelable et l’hydrogène vert. Le contexte de la négociation climatique a beaucoup changé depuis la COP de Doha. L’accord de Paris (2015) est passé par là. Depuis la COP de Glasgow (2021), la question de la sortie des énergies fossiles, longtemps un non-dit de la négociation, s’est imposée dans les discussions. La COP28 offre ainsi une opportunité de faire de réelles avancées en la matière. Engager le désinvestissement des énergies fossiles aura un coût élevé, difficile à anticiper, sur l’activité et la croissance des économies rentières. Ce coût intervient quasi instantanément alors que les bénéfices de l’investissement sont plus longs à apparaître.

Trois raisons de fond devraient néanmoins pousser les dirigeants de ces pays à l’assumer. Primo, la résilience. Les stratégies actuelles de prolongation de la rente prennent le risque de l’effondrement de l’économie en cas d’interruption de la rente dans le futur. Plus les dirigeants repoussent dans le temps le désinvestissement, plus celui-ci aura un impact violent sur leur activité et le régime de croissance. Secundo, les rentiers du fossile ont souvent des possibilités majeures de déplacer les actifs carbonés vers ceux de la transition énergétique: disponibilités en flux solaires et éoliens, hydrogène vert, métaux de la transition énergétique.

Tertio, la perte de croissance peut être largement compensée, et même surcompensée, au plan socio-économique si le désinvestissement s’accompagne d’une redistribution des revenus que la rente a généralement concentrés sur des minorités en bloquant ses retombées potentielles sur les conditions de vie de la majorité. Sans compter les gains additionnels sur la qualité de vie résultant du recul des pollutions locales.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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